L’accompagnement d’équipe : Un outil précieux de prévention des risques psychosociaux
A l’IFMAN Nord-Ouest, nous avons défini trois dimensions dans ces espaces d’accompagnement d’équipe : l’ouverture d’un espace de parole, la mise en œuvre d’un espace d’intelligence collective par le biais des situations que fournissent les participants : l’analyse de la pratique et la mise en route de régulations d’équipe dès lors que des désaccords apparaissent quant à ce que serait une « bonne pratique » ou que les interprétations varient quant à l’application de tel ou tel règlement.
La majeure partie du temps ces trois aspects s’articulent. Les équipes en ressortent soulagées, dynamisées, remotivées, sécurisées, confortées.
Quand l’éthique fait face à la réalité
Parfois une équipe n’arrive pas à se mettre au travail. Les participants arrivent sans question, ils ne veulent même pas parler des personnes accompagnées. Car de fait, disent-ils, ils en parlent partout, tout le temps. Dans chaque réunion, à chaque espace de pause, ces mêmes personnes accompagnées ont même parfois envahi leur quotidien, leurs discussions de couples, voire les réveille la nuit, sous forme de rêves ou de cauchemars. Et que nous disent les participants quand ils disent cela ? Et bien qu’ils souffrent dans leur travail…
Éduquer, accompagner, réconforter des enfants placés, des adultes handicapés, des personnes âgés, surtout quand les conditions de travail et d’accueil sont difficiles voire précaires, cela fatigue, inquiète, en allant parfois même jusqu’à déstabiliser. « On veut bien faire. » « On inclue un jeune autiste dont on perçoit mal les réactions. On se sur-adapte. » Parfois dans le cadre de l’éducation spécialisée, les professionnel(le)s côtoient un enfant ou un adolescent dont les problématiques familiales, scolaires, sociales, psychiques se surajoutent. « Qu’est-ce qu’on va faire de lui ? Que va-t-il devenir ? La sortie du dispositif approche, le couperet des 18 ans va tomber, il n’y a plus de financement pour les Jeunes Majeurs, et qu’est-ce que la vie lui réserve ? Il est si peu armé. La rue pour lui ? Alors qu’on a passé 3 ans à prendre soin de lui ? » Ce genre de pensée pour un professionnel cela crève le cœur, cela donne un goût amer, cela vient même interroger le sens du travail, ses valeurs, sa dignité de travailleur, sa propre éthique.
Impuissance professionnelle et risques psychosociaux
Et puis il y a la machinerie. La superposition des réformes et cadres réglementaires de plus en plus serrés depuis quelques années. Les diagnostiques et les évaluations exigées par l’administration. Ces nombreux rapports dans lesquels les professionnels vont faire des recommandations. Tel jeune qui ne supporte plus la collectivité, qui a besoin d’une famille d’accueil. Tel élève qui doit aller au Centre Médico-Pédagogique pour voir un psy, tel autre qui doit simplement être vu par le psychologue scolaire et dont le rendez-vous est fixé dans 8 mois alors qu’il fait une crise chaque matin. Tel autre qui s’est vu autorisé à aller en ITEP, mais comme il n’y a pas de place, qui va rester là une année de plus, peut-être deux. Les professionnels voient se multiplier ces situations hors cadre qui mettent à mal les dispositifs. Les équipes observent, entre épisodes de violence et rejets, se développer des formes d’errance institutionnelle faute de réponse adaptée.… Ce genre de constat est accablant. Il a des effets délétères sur les professionnels, un impact qui souvent réapparait sous le label des « risques psycho-sociaux », magnifique euphémisme pour ne pas dire que le manque de moyens conduit peu à peu des professionnels aux portes du burn-out.
Trauma vicariant
Aujourd’hui un nouveau terme apparait suite au travail d’équipes canadiennes[i] sur l’écoute des situations de violence : le traumatisme vicariant[ii] . Il survient au contact ou suite au témoignage d’une autre personne en détresse, ou victime de violence, voire d’atrocités. Par empathie, le professionnel voit, sent, entend, touche et ressent la même chose que la victime. La connaissance de ces faits s’introduit insidieusement dans son existence, s’accumulant de différentes façons, produisant des changements qui sont à la fois subtils et profonds. L’exposition à ces situations de détresse profonde et la sensation d’impuissance qui y est liée, bombardent l’esprit et s’infiltrent, drainant l’énergie et minant la confiance, le désir, la sérénité, la joie, voire la santé. Il en résulte souvent de la confusion, de l’apathie, de l’anxiété voire une certaine forme de dépression. Les intervenants de l’IFMAN Nord-Ouest sont parfois témoin du profond malaise des professionnels face au récit de jeunes mineurs étrangers isolés ayant subi des parcours d’exils traumatiques. Ou encore, ils sont également témoin de la douleur de certains à devoir sortir de dispositif d’accompagnement des jeunes tout juste majeur, sans solution d’hébergement, en les orientant vers le 115.
Surnager, tenir, lutter, reconstruire
Beaucoup de professionnels subissent, encaissent, digèrent, sans vraiment voir ou regarder ce que leur travail produit sur leur métier, leur corps, leur sensibilité. Et potentiellement, c’est dans les espaces dédiés à l’élaboration collective qu’ils vont pouvoir le « déposer ». Non pour en faire forcément quelque chose, car il n’y a parfois rien à en faire, mais simplement pour donner un nom à ce qui les traverse : l’impuissance, la frustration, le dégout, la honte, l’injustice, la révolte parfois. Et se dire, se redire qu’il faut tenir dans ces situations intenables. Et trouver du sens, coûte que coûte. Parce qu’à défaut de soigner, d’éduquer, on contient, on « accompagne ». Quand les dispositifs perdent de leur sens, quand le travail social est mis à mal, l’accompagnement d’équipe devient le creuset de « transformations silencieuses », comme le nomme si bien François Jullien[iii].
Le bienfondé d’un accompagnement d’équipe
Alors oui, dans les espaces d’accompagnement d’équipe, il y a parfois besoin de se plaindre, de râler contre l’institution, contre le chef de service ou le directeur, contre les institutions de tutelle, contre les financeurs. Et le travail de l’intervenant, c’est d’aider le collectif à mettre en mot, en prise, en pensée ce qui se passe. L’animateur tiers accompagne le groupe à aller percevoir, collectivement mais également parfois individuellement, s’il s’agit d’un dysfonctionnement ponctuel, d’une crise institutionnelle, d’une problématique plus large, ou d’une crise existentielle de « basse intensité » comme tout professionnel en traversera logiquement dans sa carrière. Chacun est invité à faire une photo claire de la situation, à la partager avec le groupe et à s’en dégager, pour (re)-trouver un peu de pouvoir d’agir, un peu de recul, pour ne pas s’enfermer dans l’amertume, la rancune, la dysphorie.
Sur la base de ces constats, fruits de notre pratique, la méthodologie d’accompagnement d’équipe mise en place par l’IFMAN Nord-Ouest, fait une place à cette plainte collective comme individuelle. Cependant, l’intervenant a pour mission d’être au clair sur l’utilité de son dispositif. Si le collectif ne réussit pas à sortir de la plainte, si les séances se succèdent dans une longue litanie d’impuissance ou de souffrance, alors le risque est que l’accompagnement d’équipe devienne « anaérobique ». C’est-à-dire, un lieu sans oxygène, toxique, où la douleur des uns va contaminer les autres. Mieux vaut tout arrêter et s’orienter vers d’autres dispositifs, comme de la formation ou du suivi individuel. Il est parfois nécessaire, dans les situations les plus difficiles, de faire appel à la médecine du travail ou au CHSCT. Il peut être également intéressant d’ouvrir un espace de régulation avec les cadres, pour travailler sur ce qui ne va pas.
Oui, l’accompagnement d’équipe peut-être ponctuellement un espace de parole, à condition que cela désencombre, puis revitalise. Et cela n’est possible qu’à condition que la relation entre l’intervenant et l’équipe de direction soit fluide, que la direction soit au courant de ce qui se produit (et non de ce qui se dit) et le valide, sans chercher à en reprendre le contrôle, sans vouloir « mettre un couvercle » ou être dans une forme de déni. S’il y a souffrance des salariés, alors cette même direction doit s’ouvrir à cette parole et trouver un moyen d’en faire quelque chose.
Johann LACHEVRE, IFMAN Nord-Ouest, Avril 2019
[i] http://publications.gc.ca/collection_2008/phac-aspc/H72-21-178-2000F.pdf
[ii] Du latin vicarius « remplaçant ». En apprentissage scolaire, l’apprentissage vicariant c’est ce qu’on apprend à la marge, en regardant faire et en écoutant ceux qui savent faire, ou en analysant la production de ceux qui maitrisent.
[iii] François Jullien, les transformations silencieuses, Grasset